Les négociations commerciales internationales devraient rester modérées par l’interdiction des pratiques restrictives

Eurelec action du ministre compétence des juridictions françaises pratique restrictive

CJUE, 22 décembre 2022, C-98/22, Eurelec & Scabel C/ Ministre de l’économie

Eurelec est la centrale d’achat, située en Belgique, des groupements Leclerc et Rewe.

Le ministre, se fondant sur le règlement européen Bruxelles I bis (ci-après : le « Règlement »), avait saisi le tribunal de commerce de Paris de pratiques d’Eurelec et Scabel, sociétés de droit belge, constitutives selon lui de déséquilibres significatifs imposés à des fournisseurs français.

Invoquant l’inapplicabilité du Règlement, Eurelec et Scabel revendiquaient la compétence des juridictions belges. La cour d’appel de Paris a saisi la Cour de justice de l’Union européenne de la question.

 

Quel est l’enjeu dans les négociations commerciales ?

Dans les négociations commerciales, seul le risque d’une action du ministre est de nature à rendre crédibles les arguments de négociation fondés sur le droit des pratiques restrictives de concurrence. Ce risque deviendrait très théorique si le ministre ne pouvait plus attraire devant les juridictions françaises les centrales localisées hors de France.

L’incompétence des juridictions françaises pourrait avoir pour effet de rendre en pratique inopposable le droit des pratiques restrictives de concurrence aux centrales internationales ! Cela pourrait également accentuer le phénomène de délocalisation des négociations.

 

Compétence des juridictions françaises fondée sur le Règlement

Jusqu’à présent, les juridictions nationales appliquaient généralement le droit international privé, issu du Règlement, pour fonder leur compétence, que l’action soit initiée par les parties privées ou par le ministre.

Le Règlement fixe des règles de compétences en matière civile et commerciale. Son application dans le contexte d’une distribution des produits en France, entraîne la compétence des juridictions françaises : en matière contractuelle, sont compétentes les juridictions du lieu de livraison des marchandises ou de la prestation de services ; en matière délictuelle, celles du lieu du préjudice.

Ce faisant, l’action du ministre était qualifiée d’« autonome » afin de lui rendre inopposables les clauses de choix de juridiction, d’arbitrage ou de droit applicable.

 

Affaire Eurelec : exclusion du Règlement en présence de prérogatives de puissance publique exercées par le ministre

Dans son arrêt, la Cour de justice relève :

  • le Règlement ne s’applique qu’à la matière civile et commerciale, à l’exclusion de la matière administrative, et des actes de l’Etat dans l’exercice de la puissance publique.
  • si l’action du ministre révèle l’utilisation de pouvoirs exorbitants de droit commun (prérogatives de puissance publique), le Règlement n’est pas applicable.
  • le ministre a utilisé des prérogatives de puissance publique : des visites et saisies auxquelles on ne peut s’opposer sous peine de sanctions pénales ; la demande d’amende civile qui ne peut être présentée par les parties privées.

La Cour de justice en déduit que le Règlement n’est pas applicable à cette action. Elle invite néanmoins la cour d’appel de Paris à le vérifier. En revanche, elle ne déclare pas les juridictions françaises incompétentes.

En définitive, le Règlement continue de régir les questions de compétences dans les litiges entre personnes privées et lorsque le ministre n’utilise pas de prérogative de puissance publique. Lorsqu’il utilise de telle prérogatives, la question du chef de compétence, et par conséquent de la compétence des juridictions françaises, reste donc ouverte.

 

Il reste des chefs de compétence pour les juridictions françaises

Cette réponse de la Cour de justice devrait-elle conduire la cour d’appel de Paris à se déclarer incompétente ou au contraire conforte-elle sa compétence ?

Certes, les textes internes ne prévoient pas expressément de compétence internationale des juridictions françaises en matière de pratiques restrictives de concurrence mises en œuvre par des société étrangères mais déployant leurs effets en France. Cela étant, ils désignent un nombre limité de tribunaux de commerce spécialisés pour connaître de ces sujets et la cour de Paris comme juridiction d’appel.

Cette lacune sur la compétence internationale sera peut-être bientôt comblée si la proposition de loi « Egalim 3 » (n° 575 du 29 novembre 2022) est adoptée. En effet, elle envisage de rendre les juridictions françaises exclusivement compétentes pour juger du respect des dispositions du Titre IV du Livre IV du code de commerce, dont les pratiques restrictives de concurrence, dès lors que les produits ou services concernés sont commercialisés sur le territoire français et qu’aucun texte international ne s’applique.

En attendant l’adoption d’un tel texte, la cour d’appel de Paris devrait voir dans l’arrêt de la Cour de justice la consécration de l’autonomie de l’action du ministre et réactiver sa jurisprudence rendue le 15 septembre 2015 dans une affaire Booking.

Dans cette affaire, elle avait en effet fondé sa compétence internationale, non sur le Règlement, mais sur l’objet et la nature de l’action du ministre :

  • « action attribuée à ces autorités publiques dans le cadre de leur mission de gardien de l’ordre public économique »,
  • visant à « la protection du fonctionnement du marché et de la concurrence »,
  • cette action est « de celles dont la connaissance est réservée aux juridictions françaises ».

La cour d’appel pourrait également, de manière plus traditionnelle, mais moins convaincante au regard de la décision de la Cour de justice, appliquer les principes du droit international privé français.

Elle utiliserait alors les règles de compétence territoriale internes au niveau international et se déclarerait compétente pour connaître de l’action du ministre : cette action est de nature délictuelle et le dommage nécessairement subi en France.

Pour ces raisons, le droit des pratiques restrictives devrait encore rester un moment l’invité, désiré ou non, des négociations commerciales internationales !

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